Ne pas ramener les problèmes du bureau à la maison. Et si c’était possible ? Severance, série imaginée par Dan Erickson et produite en grande partie par Ben Stiller, est une dystopie troublante qui fait écho à nos quotidiens corporate.
Les salariés de l’entreprise Lumon subissent une intervention chirurgicale leur implantant un composant électronique dans le cerveau afin de scinder leur mémoire en deux. Une fois la porte du bureau franchie, ils n’ont plus aucun souvenir de leur vie personnelle. En dehors du travail, ils ne gardent aucune mémoire de leurs activités professionnelles.
Les employés ont été volontaires pour subir cette opération afin d’éviter de supporter les souvenirs de moments difficiles des deux sphères de leur vie. Ils cherchent ainsi à se libérer du poids du travail et vice versa. Cependant, avoir fait ce choix rend toute marche arrière particulièrement complexe, car il s’agit d’une soumission librement consentie. En psychologie sociale, ce concept (Joule & Beauvois, 2006) désigne le fait d’amener quelqu’un à accomplir une action en toute liberté, alors que cette action répond en réalité à une influence extérieure. C’est une forme de manipulation discrète : la personne ne se rend pas compte qu’elle est influencée. Si cette technique peut être utilisée à des fins positives, comme inciter à adopter des comportements sains (arrêt du tabac, engagement en thérapie), elle est aussi exploitée par le marketing, les entreprises et même les sectes.
un monde du travail oppressant et déshumanisant, mais étrangement familier
Severance dépeint un monde du travail oppressant et déshumanisant, mais étrangement familier. Un décor clinique, froid et impersonnel : tons neutres (blanc, gris), formes géométriques strictes, couloirs interminables, absence totale de lumière naturelle. Des tâches absurdes : les « severed » travaillent au « micro data refinement« , un intitulé qui suggère une mission essentielle, alors qu’en réalité, les employés ne savent pas expliquer ce qu’ils font et l’utilité de leur tâche.
Ce vide peut engendrer des phénomènes de bore-out ou de brown-out, des formes d’épuisement professionnel liées à l’ennui ou au manque de sens.
On retrouve aussi des événements d’entreprises, des fêtes organisées à la manière d’un goûter, pour féliciter les employés mais qui ont un caractère infantilisant et artificiel. Une culture de la peur règne à Lumon, la loyauté est scrutée, les dénonciations entre collègues sont sous-entendues, ce qui crée une ambiance de méfiance et favorise individualisme. La hiérarchie est clairement oppressante : intrusive, imprévisible et autoritaire, elle n’hésite pas à humilier et crier sur les employés, sans raison apparente. Enfin, il n’y a aucune transparence concernant le fonctionnement de l’entreprise, sa stratégie et les prises de décisions. Il est d’ailleurs impossible pour la direction de communiquer directement avec le conseil d’administration.
dissociation psychique : déconnexion entre pensées, sentiments, souvenirs et identité
Sans dire que le monde de l’entreprise représenté dans Severance est celui que nous connaissons, on ne peut s’empêcher de remarquer une ressemblance avec certaines situations. Qui n’a jamais souhaité pouvoir « déconnecter » du travail le dimanche soir ou pendant les vacances ? À l’inverse, qui n’a jamais pensé à des problèmes personnels au travail et aurait bien préféré pouvoir s’en défaire ? Severance pousse cette idée à l’extrême et résonne avec un mécanisme bien connu en psychologie : la dissociation.
La dissociation psychique est un mécanisme de défense qui provoque une déconnexion entre pensées, sentiments, souvenirs et identité. C’est une stratégie que l’esprit met en place pour éviter de faire face à une souffrance intense. Cela peut engendrer une amnésie dissociative, une identité fragmentée, et des pertes de repères.
La série met également en lumière les difficultés sociales liées à cette fragmentation : ne pas savoir ce que l’on fait au travail, c’est être incapable d’en parler, alors même que le travail est l’un des sujets les plus fréquents dans nos échanges, que ce soit avec des amis ou pour briser la glace avec des inconnus. C’est la question classique : « Tu fais quoi dans la vie ? »
Notre expérience du travail est-elle si douloureuse que nous ressentons le besoin de nous en dissocier, comme si nous subissions un traumatisme ? Cela ne semble pas être une solution, puisque dans la série, une employée dit : « Je n’ai pas envie d’être ici« , et sa responsable lui répond : « Vous allez voir que si.«
l’authenticité dans l’entreprise
Si la dissociation totale n’est pas une réalité pour la majorité des travailleurs, nous avons souvent tendance à cacher notre moi authentique en entreprise. Selon une étude de la DARES (2019), 65 % des salariés déclarent devoir cacher leurs émotions au travail, que ce soit par choix ou par obligation.
Aujourd’hui, on encourage à discuter de ses hobbies en entretien d’embauche et à valoriser ses soft skills. Mais si la personnalité des employés devient un critère de recrutement, peut-on encore être nous-mêmes au travail ? Les entreprises affichent leurs valeurs, objectifs et attentes, parfois en décalage avec celles de leurs employés, ce qui impose, de fait, une certaine adaptation.
Entre hustle culture, développement personnel et centralité du travail (Dejours), nombreuses sont les personnes qui souhaitent faire de leur travail quelque chose d’important. Nous voulons nous sentir utiles et apporter notre contribution à la société. Est-ce possible sans investissement émotionnel ? Peut-on vraiment travailler en nous coupant de qui nous sommes authentiquement, de nos émotions et de nos valeurs ? Quel est le sens de nos actions sans notre authenticité ? Est-ce même souhaitable pour les entreprises ?
La série invite à la réflexion et propose des scénarios possibles, si être deux personnes différentes au travail et en dehors devenait une réalité.